jeudi 25 février 2010

LA VIE MÊLÉE


Je ne résiste pas au plaisir de diffuser cette approche théologique très éclairante par les temps qui courent. En effet je trouve que dans la pastorale de l'Eglise la dimension sociale de la vie se trouve progressivement délaissée au profit quasi exclusif de la pratique religieuse. D'où la distance prise avec l'Action catholique, ses méthodes et son histoire. Quelle place lui est accordée dans les séminaires? Même si ce texte peut paraître compliqué à certains, il gagne à d'être débattu et approfondi en groupe.

La vie mêlée, lieu de la révélation chrétienne

Par Etienne Grieu
Que les combats de la solidarité et de la justice coïncident avec le cœur de la vie d’un croyant n’a rien d’évident. Spontanément, en effet, nous cherchons la source de la foi du côté d’une expérience pure, une expérience où il ne soit question que de Dieu : pouvoir le contempler face à face, indépendamment de tout ce qui d’habitude brouille ce cœur à cœur. Quitte à simplifier beaucoup, on pourrait dire que pour les protestants, cette source pure serait du côté des Ecritures, pour nombre de catholiques, auprès des Sacrements, et pour les orthodoxes, dans la Liturgie (on doit alors ganter ces mots de majuscules). Evidemment, si l’on prend ce critère, l’action caritative et les démarches militantes arrivent loin derrière. Elles partent en effet avec un sérieux handicap : le social, et a fortiori le politique, sont des domaines de tensions, de conflits d’intérêts, voire de violence. Rien de pur en ce domaine ; ou plutôt, presque rien. Car le pur y fait malgré tout de rares apparitions, mais il est alors à coup sûr affublé d’un acolyte patibulaire : l’adjectif « dur » vient compenser sa fragilité native. On parle alors de « pur et dur » ; et aussitôt, tout le monde ne pense plus qu’à chercher la porte de sortie pour les laisser, ces deux-là, faire leur numéro, qui en général se termine mal.
Reconnaître l’engagement social comme lieu source pour la foi invite à admettre que dans notre religion, il n’y a rien de pur. Rien que l’on puisse opposer de manière franche et nette à un « impur » qui serait, lui, radicalement inapte à recevoir la visite de Dieu. Etonnant ? Pas du tout. Le lieu naturel de la révélation chrétienne, c’est la vie mêlée : celle où tout est mélangé, où l’on ne comprend pas grand-chose, où l’on est souvent déçu, où l’on ne sort jamais tout à fait des malentendus et des tensions. Jésus, le Galiléen, était en ces lieux-là comme un poisson dans l’eau et savait y reconnaître le don du Père.
C’est que la vie divine est bien autre chose, pour les chrétiens, qu’un morceau de Ciel tombé sur terre. Tout comme le récit biblique, elle passe par les hommes, y compris par leurs soifs, leurs tâtonnements et leurs erreurs. Rien d’étonnant, dès lors, que la « vie mêlée » soit son lieu de prédilection. Pour sentir en ouvrant ses mains la promesse d’une réconciliation, il faut avoir serré les poings ; pour se livrer à la parole heureuse, il faut savoir quel peut être le poids du silence ; pour entendre les appels comme une promesse, il faut connaître la tentation de rester sourd. Dans l’icône de la résurrection, on voit le Christ qui, sans doute d’un grand coup d’épaule, a fracassé les portes du séjour des morts. C’est ainsi qu’il ouvre dans l’humanité un passage vers le Père : en faisant voler en éclats les verrous et les barres. Du coup, tout ce qui nous divise, nous sépare, nous oppose, tout ce qui est injuste ou blessant peut être vu comme ce qui appelle le passage de Dieu. Se tenir en ces lieux difficiles, c’est se porter à un rendez-vous en un endroit insolite, et signifier par sa simple attente qu’ici, une rencontre doit advenir.
Raisonner en ces termes conduit à élargir le spectre de ce qui sous-tend l’engagement des croyants. Lorsque je prends au sérieux la vie de mon quartier, de ma commune, de mon entreprise, lorsque je me dépense pour une association ou une section syndicale, ce n’est pas seulement pour être au clair avec moi-même et réjouir ma conscience. Loin d’être une simple question de cohérence et d’éthique, on peut y déceler aussi un rendez-vous d’ordre « sacramentel », un rendez-vous avec Celui qui sait trouver des passages là où l’humanité se complique. Si j’ai compris cela alors, lorsque je me tiendrai à l’église devant l’autel, ce qui s’y célèbre prendra un tout autre relief. L’eucharistie pourra être reçue comme le signe vivant d’un chemin ouvert au cœur des pires fermetures.
Facile à dire, mais comment faire ? Qu’est-ce qui peut aider les chrétiens engagés dans la vie publique à vivre leurs combats, grands et petits, comme un rendez-vous avec le Christ ? Cela suppose certainement de ne pas vivre cela seul, mais de trouver les occasions pour le partager avec d’autres. Et naturellement, se laisser travailler par la Parole de Dieu (lecture de la Bible), façonner par les gestes du Christ (célébration des sacrements) ou accueillir dans l’amour de Dieu (prière) peut aussi beaucoup aider. Vaste programme ! Trop lourd, trop chargé pour des personnes qui ont peu de temps. Mais en même temps, ce tricotage patient de la vie publique avec la quête de Dieu ne peut pas être l’affaire des seuls chrétiens engagés dans la cité ; c’est toute l’Eglise qui est appelée à entrer dans cette sorte de conversation où l’on trouve les mots et les expressions pour dire comment notre vie, sur ses lieux les plus risqués, a été touchée par le Christ. Lorsqu’une communauté ou une paroisse s’engage sur ce chemin, elle trouvera certainement des gestes, des manières d’être, pour dire la joie de cette rencontre et de cette attente. Ceux qui en son sein font davantage l’expérience de l’engagement social pourront en bénéficier, et se sentiront à l’aise pour partager ce qu’ils vivent, d’une manière ou d’une autre. En retour, l’Eglise y gagnera beaucoup, elle aussi : le visage de son Christ s’en trouvera enrichi, certains de ses traits prendront du relief ou se chargeront de couleurs vives. Les liens tissés dans l’humanité n’ont pas fini de nous Le faire redécouvrir.

Etienne Grieu, Centre Sèvres

Etienne Grieu est professeur de théologie au Centre Sèvres.

Pour citer cette page

Etienne Grieu et Bertrand Cassaigne, « Quand la foi est sociale… », Ceras - revue Projet n°296, Janvier 2007. URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=567.

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